Politique de l’association : engagement public et économie solidaire
Grand résumé de l’ouvrage de Jean-Louis Laville, Paris, Éditions du Seuil, 2010, suivi d’une discussion par Daniel Cefaï et Matthieu de Nanteuil
Daniel Cefaï, 2010
Resumen :
Le grand résumé de l’ouvrage Politique de l’association par son auteur est accessible à l’adresse : sociologies.revues.org/index3588.html et la discussion par Matthieu de Nanteuil à l’adresse : sociologies.revues.org/index3592.html.
Jean-Louis Laville est de longue date l’expert le plus en vue sur l’économie solidaire en France. Avec Politique de l’association, le lecteur se voit projeté dans un exercice de théorie normative, nourri d’une longue traversée d’enquêtes empiriques et d’expérimentations concrètes. Une traversée historique, qui réancre le fait associatif dans la longue durée et y voit le fruit de cette révolution économique et politique qu’Alexis de Tocqueville qualifiait de « révolution démocratique ». Jean-Louis Laville y explore quelques-uns des rapports ambigus de l’« associationnisme » – le projet qu’il endosse – avec l’histoire du capitalisme et de la démocratie. Il affectionne particulièrement le « moment 1848 », cette phase de bouillonnement associationniste où l’« autogouvernement des citoyens associés » (Chanial & Laville, 2006 ; Laville, 2005) s’est exprimé avec force, rompant avec une époque de forte surveillance et répression policière, alors que les élans vers l’association n’étaient pas encore contraints par les formes, encore à venir, de la coopérative et de la mutuelle, du syndicat et du parti. Jean-Louis Laville rappelle ce « trésor perdu » et ancre ainsi l’idéal normatif dans des faits historiques qui, s’ils paraissent lointains aux plus jeunes générations, étaient encore vivants sous la plume d’Henri Desroche, quand il perpétuait le souvenir des utopies ouvrières, du projet coopératif ou de l’économie sociale (Desroche, 1976, 1981, 1983), dans la conjoncture des années 1970, alors que la foi autogestionnaire animait une partie de la gauche française. De fait, ce livre de synthèse pousse aussi ses racines dans ce terreau de recherches et de discussions, d’enquêtes et d’expérimentations, auxquelles le jeune Jean-Louis Laville a participé, jusque dans ses illusions, quand fraîchement formé en économie et gestion, il a travaillé deux ans à Alger et Oran dans une entreprise de consultation sur le système de participation des salariés et la gestion des ressources dans l’entreprise nationale – se heurtant à ce mélange d’échec de la planification autoritaire, d’idéologie du collectivisme économique et de fascination pour les méthodes managériales qui avait alors cours en Algérie. Puis, il a rempilé deux ans à Belgrade, à la faveur d’une bourse d’études sur l’autogestion, avant l’arrivée de Slobodan Milosevic au pouvoir, acquérant rapidement une perception très critique de l’autogestion yougoslave, et publiant Les Habits neufs du Président Tito(Laville & al., 1981). Avant, de retour en France, de participer à des dispositifs de formation d’entreprises associatives ou coopératives et en 1985-86, aux réseaux des missions locales chargées de créer des activités pour des jeunes. C’est sans doute pour tenter de pointer ce qui faisait de ces expérimentations autre chose que des entreprises marchandes au sens strict, qu’il a forgé avec Bernard Eme le concept d’économie solidaire, autour de 1986-87, dans des rapports d’étude (Laville & Eme, 1988), alors qu’ils créaient le Centre de recherche et d’information sur la démocratie et l’autonomie (CRIDA), puis rejoignaient le Laboratoire de sociologie du changement des institutions (LSCI) de Renaud Sainsaulieu 1 à Sciences Po Paris.
\ 1 Voir les études de cas rassemblées dans Laville & Sainsaulieu (2004).
2 Que la collection « Bibliothèque républicaine », aux Éditions Le bord de l’eau a entrepris récemme(…)
3 Les consonances sont nombreuses avec le Mouvement pour un anti-utilitarisme dans les sciences soci(…)\
Ces différentes aspirations politiques à l’autogestion et enquêtes sociologiques sur les « institutions intermédiaires » traversent encore Politique de l’association, où se recroisent à la fois, outre la référence aux sources perdues du socialisme français 2, anglais ou américain, la critique de la « matrice utilitariste » du libéralisme et de la réduction marchande de l’économie 3, l’exploration d’un certain nombre d’expériences brésiliennes et latino-américaines et enfin une interrogation sur l’associationnisme ouvrier, sur le solidarisme social et sur l’espace public.
De tout cela, Jean-Louis Laville a fait le résumé et nous commencerons là où il s’est arrêté. Deux points nous retiendront. Premièrement, le refus d’une fin de l’histoire, de l’idéologie ou de la politique que sanctionne l’expression fixée par Jacques Ion de la « fin des militants » : l’association reste le lieu privilégié où s’inventent de nouvelles formes d’engagement public. Deuxièmement, la cartographie du tiers secteur, de l’économie sociale et de l’économie solidaire, qui permet au lecteur de mieux s’orienter dans ce maquis d’expérimentations et pose, au sens fort, la question de la politique de la vie associative.
Les nouvelles formes de l’engagement public
L’une des interrogations fortes du livre porte sur les potentialités et les ambivalences du fait associatif. Beaucoup aujourd’hui le condamnent comme une illusion irrémédiablement perdue. Le nouvel esprit du capitalisme, avec sa monstrueuse capacité d’absorber toute négativité et de retourner les forces qui le critiquent en autant de vecteurs de la dynamique marchande, ferait la peau du nouvel esprit solidaire. Ce point de vue est remis en cause par Jean-Louis Laville, comme il l’avait été par Jacques Ion à propos de l’engagement public (Ion, 2001). Sans doute peut-on diagnostiquer une espèce de désertion de certaines luttes partisanes et syndicales, liée à la dissolution des cultures et des identités de classe. Un nouveau type d’individu aurait émergé, au cœur d’une multiplicité de processus, que les sciences sociales ont décrits à l’envi : dispersion et personnalisation toujours plus fortes des pratiques de consommation ; explosion de la famille nucléaire et remaniement des rôles dans la famille recomposée, dans une « société élective » où nous choisissons nos relations ; désertion de l’espace public et retrait sur la sphère domestique ; addiction aux nouvelles techniques de communication et réagencement de la frontière entre public et privé ; style de relations éphémères et flexibles incompatibles avec des engagements durables ; choix à la carte des pratiques religieuses, plutôt que soumission au rite et à la doctrine ; déclin des programmes institutionnels où des professionnels, armés de leur vocation, inculquaient une discipline républicaine aux individus ; enfin, culte de la performance et de la concurrence et développement de personnalités borderline, accrochées à la télévision ou dépendantes de psycholeptiques… De multiples formules, plus ou moins véridiques, ont été proposées en sciences sociales, depuis le début des années 1980, de cet individu « postmoderne » ou « hypermoderne », qui serait condamné à un travail continu et réflexif d’invention de soi, exposé à l’angoisse de la dissolution de repères fixés par la tradition, peinant à croire dans des images claires et riantes de l’avenir et tendant à voguer entre une multiplicité de collectifs sans s’impliquer dans aucun.
Cette vision a cependant été discutée par les nombreuses études sur les nouvelles formes d’activisme et de militantisme, qui interdisent de s’en tenir – Jean-Louis Laville y insiste à plusieurs reprises – à une thèse de la « récupération » ou du « renoncement ». Certaines ont mis l’accent sur le rapport instrumental à l’organisation, qui serait devenue un moyen pour atteindre un objectif, et en rien un milieu d’expérience, identitaire et culturel. Le rapport de l’adhérent à la mutuelle ou au syndicat est le même que pour n’importe quelle entreprise de biens et de services : il en attend la même efficacité et la même rationalité et si possible le même retour sur investissement. D’autres, en puisant à d’autres veines, celle de l’individu narcissique de Christopher Lasch, expressif de Robert N. Bellah ou authentique de Charles Taylor, ont fait de l’engagement un moyen de réalisation de soi. Les actions collectives sont des occasions d’exhibition et de promotion de soi, des moments de fun, tout simplement, ou d’épreuve initiatique et thérapeutique. Elles permettent de joindre l’utile à l’agréable, de rajouter quelques lignes sur un curriculum vitae, de plus en plus prisées dans les entretiens d’embauche tout en offrant une série d’épreuves dans un cours de vie, une traversée d’expériences où le soi se réalise. D’autres, autour d’Olivier Fillieule, ont insisté sur les carrières militantes et ont développé tout un programme de recherches qui montrent les aléas de l’engagement et du désengagement et analysent les tensions qui apparaissent entre les mondes de l’activisme, de la vie familiale et de la vie professionnelle. On a insisté sur le fait que beaucoup de citoyens, déçus des organisations partisanes ou syndicales, s’éloignant des vieilles fédérations d’éducation populaire, qui ont perdu une bonne partie de leur capacité d’encadrement, se sont repliés sur des associations locales, plus facilement contrôlables, avec des objectifs limités, traitant de la vie quotidienne, à finalité sociale ou écologique. Tandis qu’un autre mouvement renaissait dans les années 1990 vers des organisations à amplitude nationale ou internationale, comme la galaxie des mouvements altermondialistes, que l’on retrouve dans les Forums sociaux, ou qui s’impliquaient dans de nouveaux réseaux sociaux, en rupture avec la figure du militant que Daniel Mothé avait croquée antan. Enfin, et c’est le monde qui intéresse Jean-Louis Laville, un nouvel univers associatif est en train d’émerger qui investit des formes alternatives de production, d’échange et de consommation et où l’on retrouve aussi bien des entreprises sociales œuvrant à la réinsertion sociale ou fournissant des services de proximité, des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), des systèmes d’échanges locaux (SEL / LET : local exchange trading systems), des organisations de finance solidaire et commerce équitable… Le souci du bien public est loin d’avoir disparu.
Dans cette perspective, il semble que l’on assiste à une dynamique plurielle, qui a commencé d’être diagnostiquée dans les années 1970 aux États-Unis, puis dans les années 1980 en France. D’abord, de désaffection des appareils institutionnels, de réticence aux formes centralisées, hiérarchisées et bureaucratisées de régulation et de contrôle politique. Les citoyens constituent des organisations horizontales et réticulaires, qui favorisent une prise directe sur la vie associative. Le pouvoir y est décentralisé en un ordre acéphale ou polycéphale ; nombre de décisions sont prises ou réinterprétées et réajustées par des instances relativement autonomes ; aucun leader n’a de véritable pouvoir de commandement, sinon sur le fondement de son charisme. La structure organisationnelle est segmentée en une multiplicité de groupements localisés et autonomes, liés par des processus de fission et de fusion ; des réseaux ont une grande souplesse d’intégration ou d’engendrement de nouveaux groupements. Sans doute des clivages factionnels, professionnels ou idéologiques préexistent, ainsi que des compétitions fondées sur la recherche de profits personnels ; mais le recrutement se fait aussi sur des bases morales ou civiques, souvent sans raison immédiatement identifiable de l’ordre de l’intérêt ou de l’affinité. L’unité est facilitée par des circulations de membres entre les unités locales, par l’organisation de rituels, de séminaires ou de réunions à différentes grandeurs d’échelles ; mais les membres ont des exigences très fortes de compréhension et de consentement, de transparence et de contrôle direct. Il se peut que le succès d’une action dépende d’une préparation clandestine – comme les opérations coups de poing de Pro Life, Droit au Logement ou Act Up. Mais ces impératifs tactiques ne sont pas la règle générale. La démocratie délibérative et participative est de plus en plus valorisée. Les membres se méfient des procédures juridiques et politiques de représentation qui favorisent l’autonomisation des porte-parole : ils recherchent de nouveaux canaux de participation et de délibération, penchent parfois pour des solutions de démocratie directe, se refusent aux manipulations d’appareil et aux mensonges d’organisation. Cet affranchissement des tutelles organisationnelles ne va pas sans heurt. Mais il tend à libérer des arènes de discussion, de critique et de protestation publique et contribue à l’invention de nouvelles topiques et de nouveaux répertoires. Il suffit de comparer les sites de mutualisation de la contre-information comme Samizdat et Indymédia et les vieilles brochures ronéotypées des partis gauchistes d’autrefois, ou encore les sites où coopèrent artistes électroniques et dissidents hacktivistes avec les fanzines de la contre-culture des années 1970. En outre, la constitution de réseaux de militance, dénués de procédure d’adhésion ou d’encartement, fondés en grande partie sur une sorte de « solidarité technique », sans substrat territorial, professionnel ou partisan, a des potentialités d’expansion et d’englobement presque illimitées. Ces réseaux sont troués, spatialement et temporellement ; leur armature matérielle est la toile d’Internet. La faiblesse des liens fait leur force de diffusion. Les militants online sont soit des « entrepreneurs de mobilisation », souvent « multipositionnés » et engagés dans une multiplicité de projets, soit des membres d’associations plus ordinaires qui utilisent le Net comme ils utilisaient le téléphone ou la télécopie. Ils peuvent passer plusieurs heures par jour liés par leurs médiations techniques avec des non militants, qui participent à leurs « communautés militantes ». Ces entrepreneurs sans entreprise sont des « embrayeurs de la critique sociale », qui ont une capacité à trouver, assimiler, compacter, transmettre des informations sur des listes ou des sites et à connecter des cyber-activistes dans des campagnes pétitionnaires ou sur des forums électroniques.
Multiple mouvement, donc, de « personnalisation » et de « publicisation » (voir Jacques Ion), mais aussi de « technicisation » et parfois de « marchandisation » et de « consumérisation » de l’engagement public. D’un côté, on assiste à une fragmentation à l’extrême de structures associatives de petite taille, à petits budgets et à petits objectifs, mais où les personnes qui s’engagent ont un véritable pouvoir d’orienter les affaires qui les concernent, les prennent à cœur et se donnent à fond – en fonction de leurs possibilités. Ces petites causes peuvent aussi être l’objet d’un investissement plus superficiel, correspondant bien à un monde où le temps se fait ressource rare et où la vie est vécue avec un sentiment d’urgence permanente, où l’espace est transitoire, en raison des contraintes de mobilité professionnelle et géographique, un monde où les deux adultes de chaque foyer gagnent leur vie et « gèrent » le quotidien et où le productivisme du travail et du loisir détourne de formes d’engagement qui suscitent la méfiance (Wuthnow, 1998). Un autre profil existe, plus adolescent, celui des chasseurs d’intensité existentielle, en quête de « moments de subjectivation » où l’individu s’apparaît singulier, unique et où les situations sont vécues comme fortes, vraies. Beaucoup de jeunes activistes décrivent ces moments d’émancipation de l’assujettissement qu’impose le procès de rationalisation, de planification et de normalisation : l’action en vue d’un bien public est indissociable d’une quête de Soi, d’un désir de vérité et de liberté, qui ramifie dans la totalité de la vie quotidienne. Le militantisme « à la papa » a du plomb dans l’aile. Et si le mythe de l’homme total de Karl Marx n’est plus sur les bouches, il reste encore une fraction de jeunes et de moins jeunes qui rêvent de se libérer du joug du capitalisme et de fonder une « citoyenneté globale », qui s’affirment comme « singularités », « agents de production biopolitique et de résistance contre l’Empire », qui sans espoir de transcendance, se fondent dans la « multitude », et par leur rébellion coopérative et joyeuse, refondent la communauté à venir. De tels discours ont une résonance chez ceux qui recherchent une autonomie individuelle tout en participant à la reconstruction d’un « sujet collectif » ; et sans être généralisable, il est indicatif d’un désir de démarcation de lieux et de moments d’évasion, sans espoir d’en sortir, du « système ».
Le recentrage sur la vie privée, diagnostiqué par beaucoup, n’implique pas un retranchement du monde commun (Eliasoph, 1998) ou un détournement du bien public (Lichterman, 1996). On s’est progressivement rendu compte que ce sont les formes de l’engagement qui se sont modifiées, provoquant un brouillage des définitions de l’économique, du moral et du politique. On est passé d’une définition forte du militantisme, comme dévouement corps et âme à une cause (laïque, communiste, anarchiste, féministe, écologiste…) et comme dévotion à une organisation (le parti, le syndicat, mais aussi la fédération, le mouvement…), à une définition plus ambiguë. La déliaison des communautés de référence s’est accentuée, aggravée par la désagrégation des cultures gouvernées par la classe ou par la religion. L’idéologie n’a plus la prégnance et l’emprise d’antan, laissant place à l’intérêt bien calculé ou à la conviction à la carte. Le sacrifice de la vie privée au nom d’une cause n’a plus cours : le plaisir et l’enrichissement de soi font bon ménage avec la morale et la politique. L’engagement peut prendre une forme très technique, centré autour d’une cause spécialisée, requérant des compétences professionnelles et des savoirs experts ou une forme très dilettante, occasionnelle et volatile, du type zapping ou surfing, au gré des intérêts et des passions du moment. Le sentiment d’un « déclin de la publicité », diagnostiqué de Hannah Arendt à Richard Sennett, est peut-être également dû à la multiplication des scènes publiques : les grandeurs territoriales de référence se sont déconnectées de l’État-Nation ou de la commune et s’étagent du concernement pour le quartier au recours auprès des institutions européennes, de la bataille pour l’environnement proche aux luttes planétaires pour une autre mondialisation. Les ancrages dans la proximité se composent avec les dynamiques de dématérialisation des réseaux ou des forums, qui recourent de plus en plus à Internet et inventent des formes virtuelles d’information, de coordination et d’action. La scène des organisations de promotion du bien public s’est reconfigurée, en parallèle à la cartographie existentielle des affectivités et des sensibilités civiques et au champ d’expérience de ce qui relève de l’intime, du privé, du public et du politique. De multiples incertitudes, disputes et compromis ont de plus en plus grevé la définition du bien public, dans un mouvement d’oscillation entre les doutes qui se sont saisis des pouvoirs publics et de l’administration publique, de plus en plus déboutés de leur monopole d’incarnation de l’intérêt général et les convictions nouvelles des entités émergentes de la société civile, en particulier les associations impliquées dans les réseaux de gouvernance. La recomposition de ce qu’est le bien public et des façons légitimes de le viser impose de renoncer aux dénonciations trop simplistes de l’individualisme et du localisme.
Tiers secteur, économie sociale et économie solidaire
Ceci dit, revenons à Jean-Louis Laville et suivons comment il cartographie cet univers hétéroclite, tout en hybridations avec l’État et le marché, qui est communément qualifié de tiers-secteur. La démarche est importante et elle fait surgir un monde autre, sous bien des aspects, que celui des « mouvements sociaux ». L’objet n’est pas tout à fait le même, mais des recoupements devraient être faits de façon plus systématique. Mario Diani, par exemple, s’est engagé depuis une dizaine d’années dans une enquête où il analyse des réseaux d’associations volontaires ou d’organisations communautaires 4 – il rejoint en cela des travaux plus anciens de Davis Knoke et Nancy Wisely (Knoke & Wisely, 1990)et le domaine de littérature sur le capital social qui s’est développé à la faveur des controverses 5 autour des travaux de Robert Putnam (2000). Et l’on pourrait mettre ces travaux sur l’économie solidaire en regard des travaux sur l’engagement civique (Skocpol & Fiorina, 1999), sur le rapport entre action collective, démocratie participative et empowerment communautaire (Sirianni & Friedland, 2001)6. Il y aurait beaucoup à gagner à transférer vers la sociologie du monde associatif les recherches sur les mécanismes de recrutement et de participation (expliquer les choix de se battre pour des biens communs ou publics plutôt que d’adopter une attitude de free riders). À comparer les formes juridiques et institutionnelles adoptées par des collectifs – en France la plupart du temps, associations 1901, mais aussi mutuelles, syndicats, partis – qui leur permettent de se distinguer des groupes d’intérêts, des agences administratives ou des entreprises privées. À s’interroger sur les « architectures du bien commun », comme dit Laurent Thévenot, propres à chaque pays, et parfois à chaque secteur ou mobilisation – dépassant ainsi les sempiternelles oppositions entre privé et public, entre égoïsme et altruisme 7. À disséquer des organisations de toute façon hybrides (Eliasoph, 2011), qui composent entre différentes logiques d’action, d’expérience et de légitimation, au-delà du fait qu’elles mixent volontariat et professionnalisme, bénévolat et salariat et à rapporter ces mobilisations associatives à une diversité de publics visés, de valeurs défendues et d’objectifs poursuivis (Cefaï, 2009). Cette question d’un recroisement de la sociologie du monde associatif, des mouvements sociaux et des mobilisations collectives, Jean-Louis Laville ne la pose pas ouvertement. Il reste clairement du côté de la première. Il y distingue trois grands volets de recherche.
\4 Un premier pas était sensible dans Mario Diani (1992), puis avec Delia Baldassarri (2007). Et l’on(…)
5 Pour une remise en cause ethnographique de la thèse du capital social, voir Paul Lichterman (2006)(…)
6 Et pour tempérer les ardeurs d’un projet politique centré sur les associations, voir Camile Hamidi(…)
7 Voir l’intéressant ouvrage coordonné par Walter Powell et Elisabeth Clemens (1998).\
Le tiers-secteur
Selon Jean-Louis Laville (pp. 187-220), la conception du tiers-secteur, qui s’est imposée à l’échelle internationale, souffre de ne pas prendre en compte la dimension historique, normative ou politique des associations 8. On pourrait rajouter que ce manque de réflexivité sur la définition des catégories et plus généralement des contextes administratif, juridique, institutionnel, politique… de chaque pays dans les bilans statistiques du projet Johns Hopkins sur la « société civile internationale », coordonnée par Lester Salamon (1999), limite la portée de l’entreprise. Celle-ci a le mérite d’exister, plaide pour la montée en puissance d’un tiers-secteur, dont attesteraient les chiffres (« ce qui n’est pas compté ne compte pas », selon Helmut Anheier) – en particulier, en termes économiques de production d’un volume croissant d’emplois, de biens et de services – et se fait entendre du gouvernement fédéral aux États-Unis et des organisations internationales. Mais elle tend à prendre pour argent comptant une définition standard de ce qu’est une « organisation non gouvernementale » ou une « institution sans but lucratif » (Anheier, 2010) en déclinant quelques caractéristiques générales à des fins d’agrégation et de comparaison statistique 9. On pourrait du reste poser la question en miroir des critères de comparaison internationale, entrepris à partir des concepts de « tiers-secteur » ou d’« économie solidaire », qui ont pu, eux aussi, souffrir d’un excès d’enthousiasme normatif et d’un déficit de réflexivité analytique. Toujours est-il que l’architecture du tiers-secteur s’articule autour de principes qui ont cours aux États-Unis : place centrale de la philanthropie, contrainte de non-distribution des excédents, financement par des fondations jouissant d’un régime fiscal favorable. Ces organisations formelles, privées et indépendantes, à but non lucratif et fondées sur le volontariat, n’incluent pas mutuelles et coopératives et excluent de leur champ congrégations religieuses, syndicats et partis – ce qui pose d’emblée des difficultés de circonscription et surtout d’interprétation : la plus grande part du tiers-secteur, si l’on prend par exemple les cas de l’Italie ou du Brésil (et des États-Unis eux-mêmes), entretient des rapports étroits de financement, de soutien logistique, de recrutement ou de formation de ses membres avec ce type d’organisations…
\8 C’était une des pistes d’enquête d’Adalbert Evers et Jean-Louis Laville (2004).
9 Édith Archambault (2010) revient sur la définition de l’ONU, dans son Manuel sur les institutions(…)\
Mais ce n’est pas sur ce terrain que se situe Jean-Louis Laville, qui va plutôt sur celui de la critique de l’économisme. L’explication principale de l’existence du tiers-secteur réside en effet dans le fait qu’il prend en charge des domaines d’activités dont le marché se désintéresse. Quand les prestations sont des produits dont les caractéristiques ne sont pas connues avant la transaction, en particulier dans le cas d’une personnalisation des biens et des services (l’aide aux personnes âgées ou la garde des jeunes enfants), les problèmes d’asymétrie informationnelle (et de sélection adverse) et de confiance personnelle (et d’aléa moral) sont palliés par le critère de non-lucrativité. Il se peut que des prestataires jouissent de situations de rente sur un marché captif, il se peut qu’ils ne s’occupent que des bénéficiaires les plus rentables (pathologie légère ou proximité géographique). Bref, la non redistribution des profits est un gage de qualité et de sécurité que le marché ne peut fournir ; et la théorie néoclassique reconnaît que les organisations non gouvernementales et non lucratives sont ici les plus appropriées (Henry Hansmann ou Burton Weisbrod).
Il en va de même sur le terrain de l’État. Ces secteurs du « service relationnel » produisent des « externalités » fortes, du type réduction des inégalités de genre (autonomie des femmes qui accèdent à l’emploi et à la formation) ou réduction des dépenses publiques (le maintien à domicile des malades ou anciens est moins coûteux et plus satisfaisant que l’hébergement en institutions spécialisées…). Ces services pourraient être pris en charge par l’État et le financement public se justifie pour la théorie néo-classique. Mais « dans le cas d’externalités multilatérales et collectives », il peut s’avérer insuffisant. L’État est porté à ne satisfaire que les électeurs médians et à négliger les populations minoritaires et de plus en plus, à s’aligner sur des critères de rentabilité non seulement électorale, mais économique. Il y a d’autres raisons à cette plus-value des associations : les familles sont réticentes à « exposer leur intimité » à des étrangers (Bruno Duriez). Les associations sont des « intermédiaires informationnels » entre offre et demande – encore que de plus en plus d’entreprises mettent en place des dispositifs de certification ou de labellisation garantissant leur déontologie.
On parle en tout de théorie du « choix institutionnel » plutôt que du choix rationnel. Le tiers-secteur entre alors en lice. D’autres éléments sont pris en compte. Du côté de l’offre, un certain nombre d’entrepreneurs sociaux sont mus moins par la quête de profit économique que par la visée de finalités sociales, le désir d’autonomie ou la recherche de créativité. En outre, les droits de propriété peuvent être configurés de façon à donner une place aux travailleurs et aux consommateurs à côté des investisseurs et des dirigeants (Avner Ben-Ner et Theresa Van Hoomissen). Mais au-delà de ces avantages, Jean-Louis Laville insiste sur le fait que cette offre de biens et de services est un « facteur de coordination politique et sociale ». Une grande partie de la littérature sur le tiers-secteur reste prisonnière d’un cadre plutôt orthodoxe, « aux limites de l’axiomatique du choix rationnel » (Alain Caillé). Le désintéressement des promoteurs au service de l’intérêt des bénéficiaires tend à laisser place à une conception de l’altruisme comme forme d’investissement égoïste, aux gains différés, qu’ils soient matériels ou symboliques. Et les dimensions positives de la normativité, de la solidarité ou de l’identité collective – on pourrait ici remonter à Marcel Mauss, renvoyer aux travaux d’Alessandro Pizzorno, Alain Touraine ou Alberto Melucci, à l’économie des conventions en France ou à la cultural sociology de l’action collective aux États-Unis – sont oubliées derrière la question de l’insuffisance de certaines formes de production de biens et de services.
De plus, le tiers-secteur est souvent pensé comme un « secteur séparé » à côté de l’État ou du marché – un secteur non lucratif, facilement confondu avec la part non marchande de la « société civile » et utilisé comme justification à la substitution de programmes philanthropiques à ceux de l’État, a third way. Mais c’est perdre alors toute la dimension politique de ces êtres hybrides, opérateurs de conversion du privé en public et du public en privé que sont souvent les associations. Les activités de la société civile, au sens où l’entendaient Jean Cohen et Andrew Arato (1992), coproduisent du « politique non institutionnel » (l’exercice d’une liberté collective est un agir-ensemble en vue d’un mieux vivre-ensemble, qui fonde des espaces publics) et sont étroitement imbriquées dans le « politique institutionnel » (Barthélémy, 2000) (l’engagement associatif nourrit les débats collectifs et instruit des problèmes publics, propose des innovations sociales et vise une participation politique – autant d’activités qui ont des répercussions dans l’espace des partis et sur les pouvoirs institués). Jean-Louis Laville fait alors la jonction entre sa sociologie des associations et des thèses de théorie politique, somme toute assez proches du Jürgen Habermas des années 1980.
L’économie sociale
Pas en retrait avant de sauter en avant, vers sa définition de l’économie solidaire : Jean-Louis Laville (pp. 221-252) fait un détour par l’économie sociale, qui a eu son heure de gloire dans l’Europe francophone. Ce qui caractérise ces organisations est la limitation de la redistribution des profits aux investisseurs de capitaux, ce qui inclut associations gestionnaires, coopératives et mutuelles en plus des associations à but non lucratif. La constitution d’un « patrimoine collectif » est privilégiée par rapport à l’appropriation privée des capitaux et des bénéfices. Jean-Louis Laville donne un certain nombre de repères historiques qui permettent de s’orienter dans cet univers touffu, changeant selon les traditions nationales en Europe, avec des interpénétrations complexes avec le monde des charities, des églises et des partis. Il rappelle la place centrale qu’occupait l’économie sociale chez Charles Gide ou Léon Walras, avec la volonté commune de concilier intérêt et justice, le premier en y incluant la fonction de production des coopératives, le second en la limitant à une fonction de redistribution des richesses. Ce secteur aujourd’hui se caractériserait par les « principes suivants » : finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que de recherche de profit ; autonomie de gestion et processus de décision démocratique ; primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus (Defourny, Develtère & Fontenau, 1999). Il concernerait la production de services au moyen de capitaux émanant de sociétaires volontaires, aux finalités desquels les administrateurs, managers et employés sont supposés rester soumis. Autrement dit, à la différence des associations à but non lucratif, l’économie sociale a favorisé l’émergence d’un « entreprenariat collectif ». Mais depuis les années 1970, ce secteur a été travaillé par des dynamiques de concurrence et de rentabilité toujours plus fortes, empruntant au marché des pratiques gestionnaires, poussé vers une autonomisation des équipes dirigeantes et une quasi-absence de contrôle des sociétaires. Les mutuelles sont devenues des espèces de sociétés d’assurances, les coopératives de consommation ont engendré des chaînes de supermarchés. Dans le cas des coopératives agricoles, on a même assisté à l’ouverture à des investissements non coopératifs sur le marché financier et donc à une capitalisation privée – donnant naissance à des organisations hybrides d’agro-business. Fin de la participation mutualiste, intensification des logiques d’entreprise, professionnalisation, technicisation et bureaucratisation, séparation entre sociétaires et dirigeants. Jean-Louis Laville ou Adalbert Evers montrent que l’insistance sur l’efficacité organisationnelle au service de l’« intérêt commun » a « laissé de commun un vaste monde de motivations non consuméristes et non instrumentales » (Evers, 1993). La solidarité sociale a été dévorée par l’isomorphisme marchand.
10 Jean-Louis Laville cite beaucoup André Gueslin (1987) et Giovanna Procacci (1993).
Jean-Louis Laville redouble ce diagnostic par une rapide rétrospective sur le rapport au politique de l’économie sociale. Celui-ci s’est progressivement transformé, depuis les années 1830 où sa singularité, par rapport à l’économie politique, était de se préoccuper de la résolution de la question sociale, en posant la question de la répartition des richesses sans pour autant toucher à l’organisation du travail. De Charles Dunoyer à Frédéric Le Play, Albert de Mun et François-René de La Tour du Pin, Auguste Ott ou Félicité de Lamennais, l’économie sociale en vient à proposer, selon Jean-Louis Laville, un patronage ou une tutelle aux classes de travailleurs, selon un modèle essentiellement chrétien – mais aussi saint-simonien, hygiéniste ou philanthropique – alternatif aux projets libéral ou socialiste. Il faudrait relire tous ces auteurs en détail pour mieux saisir les ouvertures et les impasses, les alliances et les conflits, les dérives et les synthèses qui ont pu agiter les auteurs et les politiques de ce temps. Voir comment ces idées ressurgissent pendant les débats parlementaires autour de la loi 1901, visant à restaurer une forme d’association plus inspirée de l’Ancien régime que des idéaux libéraux ou socialistes. Mais surtout, comprendre comment la « moralisation des pauvres » et la « réconciliation des classes » sont allées de pair avec une forme d’institutionnalisation et de normalisation de l’économie sociale sous le Second empire et la Troisième république (à travers la reconnaissance progressive des sociétés de secours mutuel, mais la répression impitoyable de toute association ouvrière à visée politique) 10. Le point d’aboutissement de cette histoire date de quand, à la fin du siècle, Charles Gide en vient à renouveler ce projet en se démarquant clairement du libéralisme et du catholicisme et en retrouvant des « points de contact » avec le socialisme (Gide, 1890). Il propose une « école de la Solidarité », qu’Henri Desroche définira plus tard comme une « économie solidaire » (Desroche, 1976, p. 10).
L’économie solidaire
L’économie solidaire : c’est ce projet, destiné à dépasser les ambiguïtés et les contradictions de l’économie sociale, que Jean-Louis Laville (pp. 253-284) reprend à son compte. Selon lui, les dynamiques autogestionnaires ou alternatives qui ont pu émerger depuis les années 1970 – services de proximité, commerce équitable, coopératives de consommation, finance solidaire, micro-crédit, monnaies sociales, échanges réciproques de savoirs… – réactivent « un pouvoir agir » analogue à celui qui avait marqué le tournant du xixème au xxème siècle, en Europe comme aux États-Unis. Les statuts juridiques divergent selon les pays, mais un modèle de « coopératives sociales », d’utilité sociale ou d’intérêt collectif a émergé. La finalité est la recherche de « bénéfices » pour la collectivité, notamment « en prenant en charge des fonctions délaissées par ailleurs, comme l’entretien du patrimoine local, la protection de l’environnement ou l’intégration par l’emploi de personnes en difficulté ». Le problème est de maîtriser la définition de ces biens et services et de savoir quelles sont les valeurs et les finalités que l’on veut réaliser à travers eux, par exemple le respect de critères de justice sociale, d’information fiable, d’éducation pour tous, de nourriture saine, d’énergie renouvelable, d’insertion économique, d’accessibilité des institutions… Bref, tous les biens et services ne sont pas des marchandises. Ne pas les abandonner au marché requiert une démocratisation de certains secteurs de l’économie (Lipietz, 2001), un débat sur le sens du monde commun que l’on désire et, plus que la constitution d’un capital social, celle « capital civique », écrit Jean-Louis Laville. On retrouve des idées similaires chez Adalbert Evers (1990 et 2000), Ota de Leonardis et ses collègues (1994) ou Bruno Frère (2009), ou chez les latino-américains, à propos de l’économie populaire et solidaire (Antonio David Cattani, Jose Luis Coraggio Luis Razeto, Paul Singer…). La question politique est centrale. C’est seulement en ayant un projet politique fort que les acteurs peuvent résister aux tropismes de l’isomorphisme institutionnel et éviter que leurs associations se transforment inexorablement en entreprises privées ou en agences bureaucratiques. Cette dimension politique commande du reste aux réflexions qui ont cours sur la « gouvernance » (Hoarau, Laville, Nyssens & Bernoux, 2008) et sur l’évaluation 11 de l’économie solidaire : loin de signer son arrêt de mort, elles sont des conditions pour que des standards soient fixés et servent de gouverne au cœur des différents compromis qu’elle doit contracter. Cela signifie enfin que si des éléments de la critique sociale de l’instrumentalisation du secteur associatif au service du démantèlement de l’État peuvent être retenus, la précarisation du travail salarié et de la fonction publique ne dit pas tout du monde associatif (Hély, 2009).
\ 11 Indicateurs socio-économiques, outils de gestion et bilans sociaux, méthodes d’audit et de diagnos(…)
12 Au-delà de l’économie des conventions, Jean-Louis Laville aurait pu citer Laurent Thévenot (2006).(…)
13 Voir par exemple l’enquête ethnographique d’Alain Cottereau et Mokhtar Mohatar Marzok (2011).(…)\
Jean-Louis Laville fait un détour par Karl Polanyi (1977), qui avait décelé chez Carl Menger un « sens substantif » de l’économie, centré sur les relations et interdépendances des humains avec leurs milieux naturels et sociaux – préoccupation que l’on pourrait qualifier d’écologie humaine. Il retravaille cette thèse en refusant de rabattre la recherche de la « vie bonne » sur celle de la « survie », en insistant sur la dépendance de l’économie à des questions environnementales et énergétiques et contre l’autorégulation du marché, de fait encastré dans des réseaux sociaux et des institutions sociales. Bref, il reprend des arguments de sociologie économique pour refuser un « sens formel » de l’économie, réduite à sa dimension marchande, centré sur la logique de l’offre et de la demande et présupposant une anthropologie utilitariste. L’objectif est de dégager une conception de l’entreprise qui ne soit pas que capitaliste, de l’échange qui ne soit pas que marchand et de la société qui ne soit pas que de marché – ce « fondamentalisme marchand » que condamne Joseph Stiglitz. Don, réciprocité et redistribution ne sont pas « l’apanage de sociétés archaïques » (Mauss, 1950 et 1997). Et au-delà, l’économie moderne continue de voir s’entrelacer différentes logiques d’expérience et d’activité, de se donner différents registres de normes et de conventions 12, d’organiser différents mécanismes d’engendrement de valeurs et de richesses, de s’ancrer et de façonner des espaces-temps sociaux où ce qui compte, ce qui tient les gens, ce à quoi les gens tiennent et ce qui les tient ensemble, n’est pas en premier lieu d’ordre marchand 13.
Et pour finir, l’économie solidaire engendre des formes de solidarité et d’identité qui ne sont pas prédéterminées par l’appartenance à un groupe donné. Les associations concernées ne créent pas tant des biens communs, réservés aux bénéficiaires d’une communauté, qu’elles ne proposent des biens publics. En s’inspirant de John Dewey, on pourrait voir là une espèce de « publics » qui s’attaquent à des difficultés matérielles, les définissent comme des problèmes publics et leur donnent des solutions, dans des « espaces publics de proximité » et des « espaces publics intermédiaires ». Nous ne sommes clairement plus dans l’horizon du tiers-secteur et de l’économie sociale : ce qui compte à présent est le développement d’un pouvoir collectif de maîtriser notre environnement de vie ; de réduire les échelles de salaires et de valoriser la coopération et la solidarité ; de se préoccuper des retombées sociales et écologiques de l’activité économique ; de se battre contre une parcellisation des procès de travail qui leur retire leur sens, comme le prônait André Gorz ; de produire et de consommer sans tomber dans l’hybris du productivisme et consumérisme, comme le voulait Ivan Illich ; de travailler tout en développant des capacités individuelles et collectives, au sens d’Amartya Sen ; de se poser la question de l’être plutôt que de l’avoir, vieille thématique philosophique, qui trouve aujourd’hui des traductions dans la critique des indicateurs de richesse comme dans le désir de sobriété et de bonheur dans la vie quotidienne… Mais l’économie solidaire n’est pas enclose dans des lieux utopiques, où elle se livrerait à des expérimentations sans conséquence. Elle est une source d’innovation, que ce soit dans l’économie, où elle est à l’œuvre dans des petites entreprises ou dans la politique, où elle est de plus en plus une pièce maîtresse de l’action publique. Elle irrigue et administre toute sorte de services de proximité. Elle est prise dans une dynamique ambivalente d’institutionnalisation, qui menace de la normaliser, mais qui lui donne aussi la possibilité de se viabiliser. Elle balance entre les modes de fonctionnement de l’État et du marché – et pourtant, elle est indispensable à la vie collective, sans elle, des secteurs entiers du marché et de l’État resteraient en rade. Et elle crée des micro-espaces publics où la question du bien vivre-ensemble peut être posée collectivement.
Conclusion
Ce travail de cartographie est le point fort de Politique de l’association. Il a le mérite de réintroduire des distinctions analytiques et politiques là où un profane tendrait à tout confondre. Il montre les multiples décalages que la vie associative peut introduire par rapport au marché, jusque dans la production de services et l’échange de biens – en investiguant sur les zones de brouillage et d’hybridation entre les logiques de l’association, de l’État et du marché plutôt qu’en investissant la fiction d’un tiers-secteur qui gagnerait son autonomie 14. Il le fait sans perdre de vue une critique des dynamiques néolibérales, leur importation des techniques de gestion managériale dans les organisations sans but lucratif, leur utilisation toujours croissante à des fins de sous-traitance, leur soumission à des dynamiques d’isomorphisme institutionnel, et au bout du compte, la perte de l’« esprit associatif » et l’émergence d’un « coopitalisme » ou d’une philanthropie, agrémentés d’un discours d’éthique du business, qui s’accommode fort bien des mutations actuelles du capitalisme. En parallèle à cette critique des pseudo-entreprises, qui contournent les contraintes des législations sociale ou fiscale, Jean-Louis Laville n’a aucune illusion sur l’instrumentalisation du monde associatif comme faux-nez de l’administration publique et outil de démantèlement des services publics : « l’économie sociale et solidaire peut avaliser le désengagement de l’État » (Laville, 2011, p. 29). Ce qui peut s’expliquer et se justifier par la recherche de davantage de flexibilité, de rapidité et d’efficacité, dans la réalisation de missions de service public auprès d’usagers de plus en plus individualisés, peut aussi devenir une méthode de dégradation des citoyens en clients et de conversion de la solidarité en charité et plus platement, de réduction des coûts et de marchandisation du care dans le domaine sanitaire et social et bientôt, de l’éducation. Mais ce que Jean-Louis Laville continue de chercher, avec son projet associationniste, c’est une autre voie, sans absorption par le marché, mais sans nostalgie de l’État…
14 Une position déjà défendue par Jean-Louis Laville, Alain Caillé, Philippe Chanial, Éric Dacheux, B(…)
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Notes
1 Voir les études de cas rassemblées dans Laville & Sainsaulieu (2004).
2 Que la collection « Bibliothèque républicaine », aux Éditions Le bord de l’eau a entrepris récemment de réhabiliter.
3 Les consonances sont nombreuses avec le Mouvement pour un anti-utilitarisme dans les sciences sociales (MAUSS).
4 Un premier pas était sensible dans Mario Diani (1992), puis avec Delia Baldassarri (2007). Et l’on pourrait même remonter plus avant et se rappeler l’enquête supervisée par Alberto Melucci dans Milan et sa périphérie.
5 Pour une remise en cause ethnographique de la thèse du capital social, voir Paul Lichterman (2006).
6 Et pour tempérer les ardeurs d’un projet politique centré sur les associations, voir Camile Hamidi (2010).
7 Voir l’intéressant ouvrage coordonné par Walter Powell et Elisabeth Clemens (1998).
8 C’était une des pistes d’enquête d’Adalbert Evers et Jean-Louis Laville (2004).
9 Édith Archambault (2010) revient sur la définition de l’ONU, dans son Manuel sur les institutions sans but lucratif dans le système de comptabilité nationale, paru en 2006, « des organisations auto-administrées, à participation non obligatoire, ne distribuant pas de profit et institutionnellement distinctes des administrations publiques ».
10 Jean-Louis Laville cite beaucoup André Gueslin (1987) et Giovanna Procacci (1993).
11 Indicateurs socio-économiques, outils de gestion et bilans sociaux, méthodes d’audit et de diagnostic ne sont pas seulement des instruments, mais des enjeux de réflexivité pour l’économie solidaire.
12 Au-delà de l’économie des conventions, Jean-Louis Laville aurait pu citer Laurent Thévenot (2006).
13 Voir par exemple l’enquête ethnographique d’Alain Cottereau et Mokhtar Mohatar Marzok (2011).
14 Une position déjà défendue par Jean-Louis Laville, Alain Caillé, Philippe Chanial, Éric Dacheux, Bernard Eme et Serge Latouche (2001).
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Pour citer cet article
Référence électronique
Fuentes :
Site de Sociologies: Grands résumés journals.openedition.org/sociologies/3588