L’économie sociale entre informel et formel. Paradoxes et innovations
Annie Dussuet, Jean-Marc Lauzanas (dir.), Ed. PU Rennes, coll. « Economie et société », France, 2007
Les organisations de l’économie sociale constituent-elles un secteur de l’économie véritablement à part, ou sont-elles amenées à adopter progressivement les règles de fonctionnement des autres acteurs de l’économie ? Quelles sont, dans ce cas, les conséquences de ces modifications sur la structure originelle, ses valeurs, ses objectifs ? C’est à ces questions que tente de répondre L’économie sociale, entre informel et formel, dirigé par Annie Dussuet et Jean-Marc Lauzanas. Cet ouvrage est issu d’un programme de recherche de la DIES lancé en 2004, et rassemble les contributions de chercheurs d’universités de l’Ouest portant sur sept champs d’action de l’économie sociale.
Les exemples choisis illustrent aussi bien des activités traditionnelles de ce secteur telles que les associations sportives, le tourisme associatif, les associations environnementales et les services de proximité, que des activités plus novatrices telles que l’appui à la création d’entreprises, la mise en place de réseaux locaux d’économie sociale (dans les régions de Nantes et d’Angers), ou encore la finance solidaire.
Cet ouvrage présente le grand mérite de rassembler ces exemples variés sans pour autant les juxtaposer, mais en suivant un fil directeur bien défini: chaque cas est présenté sous l’angle du passage d’un fonctionnement initial globalement informel à un fonctionnement davantage formalisé. Une organisation plus « professionnelle » s’avère en effet souvent nécessaire au fil du temps, pour répondre à de nouveaux besoins, un nouveau public ou encore pour faire appel à de nouvelles sources de financement. La mise en place des deux inter-réseaux de l’économie sociale dans les régions de Nantes et d’Angers illustre bien, par exemple, la nécessité du passage d’un mode de fonctionnement à un autre : si dans les premiers temps l’informel constitue un atout, la formalisation (standardisation des méthodes entre les différents membres du réseau, recrutement d’experts et de salariés) s’avère ensuite souhaitable pour s’assurer une plus grande légitimité et permettre une meilleure communication entre les acteurs de l’économie sociale constituant les réseaux.
Le passage de l’informel au formel est en outre analysé comme le signe de la création d’un marché, c’est-à-dire de la constitution conjointe d’une offre et d’une demande. La mise en place des services aux familles montre ainsi que si ces derniers répondent dès leur mise en place à de réels besoins, ceux-ci ne sont que rarement exprimés de prime abord. Les militantes doivent donc parfois véritablement convaincre les familles de l’utilité de services tels que l’aide à domicile ou encore la mise en commun de machines à laver dans les années 1950. De même, le chapitre portant sur le tourisme social illustre la façon dont, à partir de 1936, les associations « apprennent » aux Français, à partir en vacances, pratique inconnue jusqu’alors pour beaucoup d’entre eux.
L’articulation entre informel et formel s’appuie sur la typologie des justifications données à l’action de Boltanski et Thévenot. Les passages du « monde domestique » ou du « monde civique » au monde « industriel », ou au « monde marchand », caractéristiques d’une plus grande formalisation, sont fréquemment source de tensions. Les bénévoles présents lors de la création des services doivent en particulier de plus en plus céder la place aux salariés et professionnels diplômés ou s’accommoder de leur présence, comme on peut le constater dans l’exemple du tourisme social, cherchant à atteindre plus d’efficacité dans les années 1960. Le cas de l’appui à la création d’entreprises montre de même de quelle façon les associations doivent concilier leurs objectifs (la réinsertion des candidats à la création d’entreprises) avec ceux des pouvoirs publiques avec lesquels elles collaborent ; Ces derniers s’appuient en effet davantage sur un logique d’action « civique », ayant ses modes d’évaluations propres (le nombre d’entreprises créées).
On note par ailleurs la coexistence de plusieurs logiques différentes au terme du processus de formalisation. Dans le cas des associations sportives, il semble que souvent l’évolution des associations aboutisse à un compromis « industriel-civique-domestique » ; le maintien de valeurs domestiques (telles que « se rendre utile » ou « créer les conditions pour se sentir bien ») et de valeurs civiques (reconnaissance, droit à la parole) apparaissent en effet faciliter l’adoption de la perspective industrielle (règles, contrôles, comptes).
Les contradictions et paradoxes engendrés par la confrontation des différentes logiques d’action donnent lieu à des innovations. Une des illustrations les plus éclairantes des inventions auxquelles les organisations de l’économie sociale ont contribué est sans doute l’institution du Ministère de l’Environnement, citée dans le chapitre consacré à ce thème. Les associations d’appui à la création d’entreprises sont de même à l’origine de l’accompagnement global du futur entrepreneur, en mettant l’accent sur la constitution du capital humain, social et/ou économique de celui-ci (non pas seulement le financement du projet mais également une éducation à l’économie, une aide juridique, l’insertion dans les réseaux…). Elles se démarquent en outre d’autres structures d’aide à la création d’entreprise par leur plus grande implication dans l’accompagnement des publics les plus éloignés de l’entrepreneuriat.
Les auteurs ont également recours aux travaux de DiMaggio et Powell sur la formalisation des organisations, pour rendre compte des tendances à l’ « isomorphisme institutionnel » existant entre associations, ou entre associations et entreprises marchandes. L’évolution du tourisme social au fil du temps en donne un exemple assez éclairant. Le tourisme « hors marché » des débuts (avec les colonies de vacances, ou encore les auberges de jeunesses) après s’être « industrialisé » à partir des années 1960 (création de villages vacances) du fait d’une contractualisation avec l’Etat, s’est ensuite progressivement aligné sur le tourisme commercial depuis les années 1980 : on observe un rapprochement du type de clientèle (plus favorisée dans le tourisme social aujourd’hui qu’à ses débuts), du type d’activités proposées, du type de financement (chèques vacances). On relève de même un phénomène d’isomorphisme institutionnel dans le cas de la finance solidaire ; l’obtention de subventions de la part des pouvoirs publics implique en particulier un alignement sur des critères d’évaluations (tels que le nombre d’empois créés) autres que ceux privilégiés au départ (nombre de personnes accueillies).
La transition d’un mode de fonctionnement à un autre est enfin loin d’être linéaire. Elle repose sur des avancées et parfois des retours à un mode de fonctionnement plus informel pour répondre à des situations problématiques. On le constate dans le cas du monde associatif sportif : celui-ci présente des organisations au sein desquelles une section professionnelle privilégie les logiques industrielle et marchande, tandis qu’une autre, revendiquant au contraire une mission sociale, continue de fonctionner en accord avec les mondes civique et domestique. De même, les services aux familles, formalisés dans les années 1970 et 1980 retrouvent plus récemment une nouvelle part d’informel ou encore de « bricolage », apparemment mieux adaptée aux « nouveaux besoins » (allongement de la durée de vie ou modification des structures familiales). Il y a bien au sein de l’économie sociale une réelle articulation des logiques informelles et formelles et non pas le remplacement des premières par les secondes. On aurait donc bien tort d’envisager le passage de l’informel au formel comme un ralliement un peu tardif au marché. Il s’agit au contraire d’un aménagement entre diverses logiques, répondant à des besoins spécifiques.
Tout en donnant une vision autonome, bien qu’un peu trop descriptive parfois, de chacun des sept domaines présentés, les auteurs réunis parviennent ainsi à enrichir les connaissances existant sur l’économie sociale et à mettre en valeur l’importance de ce secteur dans le fonctionnement global de l’économie comme véritable source de dynamisme et d’innovation. Cet ouvrage constitue donc, aussi bien pour des chercheurs et étudiants que pour des acteurs de l’économie sociale, un outil précieux.
Texte intégral disponible sur lectures.revues.org/499
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