Une loi cadre contre l’exclusion ? Oui, mais quelle loi cadre?
Texte sur la loi cadre de l’économie solidaire et sociale et de son rôle dans la lutte contre l’exclusion.
1996
Le Président de la République, le Premier Ministre ont annoncé leur intention de soumettre au parlement et, peut-on espérer, à un large débat public, une loi cadre pour la lutte contre l’exclusion. Une loi cadre pour quoi faire?
Pour ajouter aux 50 dispositifs déjà existants qui se succèdent, se chevauchent, ou se contredisent, quelques dispositifs réglementaires ou financiers nouveaux, hâtivement concoctés par des administrations centrales? Non merci. Les exclus n’ont que faire du fouillis inextricable de textes, règlements et aides qui les encercle et les entrave autant qu’il leur porte secours.
Pour enfermer un peu plus encore les plus pauvres dans des catégories qui les désignent pour mieux les isoler? Non merci.
Pour généraliser par des mesures réglementaires nationales des innovations locales? Non merci, non merci, non merci! Partout des femmes et des hommes, exclus ou non, réagissent, innovent, inventent, donnent vie et chaleur à une société plus solidaire. Il faut faciliter cette émergence, lui donner les moyens de se développer, surtout pas espérer la reproduire par des moyens administratifs. Et, hélas, notre Etat s’y entend à étouffer ce qu’il embrasse.
Alors, faut-il une loi cadre? Oui, mille fois oui! Mais une vraie loi cadre, une loi qui parte des mécanismes profonds de l’exclusion, qui sache donner des perspectives à une mobilisation de la société française, qui formule les principes fondamentaux de la lutte contre l’exclusion, qui définisse le cahier des charges et le calendrier des lois à venir, qui redonne sens et vigueur à un travail social qui a perdu ses marques.
Au cours des trente glorieuses, de 1945 à 1975, le travail est devenu pour les femmes et les hommes le pivot de l’identité et de l’intégration sociale. La fonction de l’action sociale était claire: redistribuer les fruits de la croissance; permettre par des services collectifs adéquats la généralisation de l’activité professionnelle; ramasser ceux qui tombaient pour les aider à remonter dans le convoi. Au cours des vingt dernières années, tout a basculé. Le sol s’est dérobé sous nos pieds. Les facteurs traditionnels d’intégration, famille, travail, mouvements de jeunesse, partis, églises, syndicats, écoles ont perdu beaucoup de leur force, laissant le champ libre à de purs réflexes identitaires. Il faut créer, en fonction du nouvel état du monde, de nouvelles stratégies et de nouvelles références. La loi, l’Etat ont leur rôle à jouer dans cette création.
Nous nous sommes réunis à quelques-uns, porteurs d’expériences et venus d’horizons divers pour confronter nos convictions et nos intuitions. En voici en deux mots les conclusions.
1- La lutte contre l’exclusion, ce n’est pas un problème d’argent mais de mutation sociale. Osons le dire. De l’argent public, il y en a probablement assez. Ce qui est en cause, c’est la manière même dont la société et l’Etat fonctionnent. Ce qui est en cause, c’est notre myopie, notre vision trop étroite du travail comme référence suprême, l’exclusive attention portée à l’échange marchand, l’affaiblissement des solidarités de voisinage. Cette myopie confine au ridicule quand on veut réinsérer à coup de millions des travailleurs sur un marché de l’emploi qui dégorge.
L’Etat, les services sociaux, les lourdes institutions sédimentées au fil des décennies, la société elle-même ne changent pas du jour au lendemain. L’enjeu d’une loi cadre n’est pas de soustraire à nos yeux gênés, l’hiver venant, les paumés de plus en plus jeunes qui hantent le métro ou les rues, en les casant dans des logements d’urgence. L’enjeu est de conduire dans la durée une mutation difficile, qui se heurtera à mille résistances, pour entrer dans le 21ème siècle avec une société moins excluante et une économie plus solidaire. Ce n’est pas avant tout aux pauvres de changer. C’est au regard que porte la société sur les pauvres.
2- Toute stratégie de lutte contre l’exclusion doit reposer sur une valeur centrale, une valeur cardinale: le respect de la dignité des personnes. Pensons une seconde à l’absurdité de la situation actuelle. L’exclusion, c’est la perte de confiance en soi, la dégradation de l’image de soi et souvent le délitement des liens sociaux. Et que proposent en réponse les politiques de lutte contre l’exclusion? Une aide individuelle à des « ayants droit », définis par leurs handicaps et non par leurs atouts, par leur ignorance et non par leur savoir. Ca n’a aucune chance de marcher! Nous pensons au contraire qu’il faut - par les actes et non par de belles paroles contredites par les actes - soutenir toutes velléités et possibilités d’entreprendre, contribuer à la reconstitution des liens sociaux là où ils ont disparu, veiller à ne pas les détruire là où ils existent de manière souterraine. L’acteur central de la lutte contre l’exclusion, ce n’est ni l’Etat ni les associations, ce sont les exclus eux-mêmes. Le respect de leur dignité suppose à la fois l’affirmation de vrais droits pour tous, dissociés du statut professionnel, avec les moyens concrets de les faire valoir, et l’inscription de ces droits dans un réel « contrat social » associant droits et devoirs. Cela vaut en particulier pour les jeunes, car ce n’est pas par l’addition de droits que l’on forme des citoyens.
3- La solidarité nationale est indispensable pour organiser les grands flux de redistribution. Mais pas par le moyen d’une réglementation uniforme qui prétendrait tout régenter! Chacun sait que l’exclusion est un fourre-tout regroupant les situations les plus diverses et que, par contre, pour chaque personne la spirale de la marginalisation et celle de la réinsertion forment un tout où santé, éducation, emploi, vie familiale, conditions de logement viennent se combiner pour faire couler ou pour sortir de l’eau. Chacun sait aussi l’importance que peut prendre, à certains moments cruciaux de la vie, un coup de main ou un coup de pouce, un accompagnement amical, la difficulté à trouver cet accompagnement quand la structure familiale, communautaire ou sociale, s’est désagrégée. Chacun le sait? Eh bien qu’on en tire les conséquences! C’est au niveau local, au niveau local seulement que peuvent s’organiser des solidarités concrètes, qu’une stratégie d’accompagnement global peut se concevoir et se mettre en oeuvre, que de nouveaux acteurs peuvent apparaître, que des réseaux d’échange de savoir et de travail peuvent se constituer, que de nouvelles institutions, combinant sous des formes inédites objectifs économiques et objectifs sociaux, peuvent se créer, qu’un tissu d’entreprises citoyennes peut transformer les conditions d’accès à l’emploi ou les conditions de création de micro-entreprises. A l’Etat de le faciliter, de le permettre ou, au moins, de ne pas l’empêcher. Avez-vous essayé concrètement de monter une « action intégrée » associant logement, activité économique, santé, éducation, accompagnement social? Si oui vous êtes fou, vous êtes saint, ou les deux à la fois tant les obstacles s’accumulent sur votre passage.
Agir à l’échelle locale? Quelle échelle locale? Assurément l’agglomération en zone urbaine, le pays en zone rurale. Mais sans idéaliser la « démocratie locale ». La décentralisation à la française, amputée d’une réforme de la fiscalité locale que personne à gauche ni à droite n’a eu le courage d’entreprendre, a fait l’impasse sur les réels échelons de la vie économique et sociale que sont le bassin d’emploi et le bassin d’habitat et a contribué ainsi à aggraver l’exclusion sociale. Féodalisme et clientélisme ont prédominé. Il est devenu dangereux de ne pas être « l’imbécile heureux qui est né quelque part » dont parlait Brassens. Nous réinventons à l’échelle communale ce que les Etats de l’entre deux guerres avaient inventé: « l’apatride », « l’indésirable ».
A partir de ces trois idées simples, la mutation sociale à entreprendre, le respect de la dignité et la primauté du local, nous pensons qu’une loi cadre devrait comporter des orientations dans les domaines suivants:
1- L’appui aux initiatives des exclus et aux dynamiques de sortie de l’exclusion : donner réalité au « droit au crédit », qui n’est rien d’autre qu’un a priori de confiance, et que des opérateurs financiers solidaires s’emploient à accorder depuis dix ans avec succès, mais trop peu de moyens; ne plus se satisfaire que bras ballants et besoins non satisfaits coexistent côte à côte; taxer la consommation des ressources non renouvelables de préférence au travail; faciliter les échanges non marchands de savoir et de travail; aider au développement d’une « économie solidaire » qui associe autrement valeur économique et valeur sociale; revaloriser l’auto-production; sortir d’allocations de subsistance subordonnées à l’interdiction de se rendre socialement utile.
2- Des espaces de connaissance mutuelle et de concertation : il est urgent d’avoir une connaissance moins superficielle d’une « fracture sociale » dont nous sommes tous acteurs et d’évaluer l’impact sur l’exclusion sociale de l’ensemble des politiques publiques, et pas seulement des politiques dites « sociales »; les exclus eux-mêmes doivent être les premiers acteurs et les premiers bénéficiaires de cette connaissance, ils doivent être en mesure de prendre la parole au lieu « d’être parlés ».
3- L’accompagnement, la médiation et la réorientation de l’action sociale : chaque personne maltraitée par la vie, désarmée devant les maquis institutionnels, ayant perdu confiance en elle, doit pouvoir s’appuyer sur quelqu’un pour reprendre pied, pour réapprendre à entreprendre. Accompagnateur, médiateur, bénévole, professionnel, peu importe pourvu qu’il accepte d’être transformé lui-même par cet engagement.
4- L’émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux liens entre eux : les meilleures intentions du monde ne sont rien s’il n’y a pas des personnes et des institutions qui aient envie, capacité et intérêt à les transformer en réalité; aucun dispositif réglementaire, aucune « obligation de moyens » n’est en mesure de susciter ou même de permettre les démarches globales que chacun appelle de ses voeux; c’est la société tout entière qui doit être mobilisée dans la lutte contre l’exclusion et non les seuls bataillons de « travailleurs sociaux »; le lien contractuel, formulant des obligations mutuelles, doit partout prévaloir.
5- Les droits des exclus : ils doivent être en mesure de faire valoir en pratique les droits, dont ils jouissent en théorie: la sécurité de ressources, la formation, la qualification et l’emploi, l’éducation, l’accès à la culture et au savoir, le droit d’exister quelque part, l’habitat, la liberté de vivre en famille, l’intégrité familiale, l’accès à la justice, le droit aux soins …
6- Une politique de l’enfance et de l’adolescence : l’école de la République ne peut pas se réfugier dans une fonction de stricte transmission des connaissances au moment même où les autres structures éducatives battent de l’aile; il faut mettre en place des apprentissages de citoyenneté et que cesse la césure entre impunité, avant 16 ans, et répression, après 16 ans; le passage à l’âge adulte doit retrouver des rites et des brassages à travers un service civil concernant les deux sexes et qui pourrait s’étendre à l’échelle européenne.
7- Le logement, un bien de première nécessité : reconnaître le logement comme un pivot majeur de l’insertion et des formes renouvelées du contrat social; agir sur l’ensemble du marché du logement en renonçant à l’illusion de produire une sous-catégorie de logements réservés aux plus pauvres; reconnaître un réel « droit à habiter »: qui ne soit pas seulement un droit à un toit mais un droit à la dignité et à l’enracinement.
8- Des pactes locaux de lutte contre l’exclusion : articuler entre elles les initiatives de tous niveaux; soutenir les innovations locales dans toute leur fragilité; offrir l’occasion de réinventer de nouvelles combinaisons dans le cadre d’une aide totalement globalisée; subordonner les rythmes administratifs aux rythmes sociaux - l’extrême urgence d’une part et la longue durée de l’autre - au lieu de faire l’inverse. Voilà quelques pistes pour des pactes qui sont essentiels mais seront vides de portée sans une réforme de la décentralisation créant de réels espaces de solidarité fiscale.
Nous, soussignés, sommes prêts à mettre en débat des propositions dans ces différents domaines, propositions nourries à la fois par une expérience concrète et des réflexions plus théoriques. Pas plus que les autres, nous n’avons dans notre besace de « solution miracle » face à l’exclusion sociale, mais néanmoins nous croyons à l’importance de quelques idées fortes et claires pour bâtir une stratégie impliquant, au-delà de l’Etat, l’ensemble de la société.
Fonti :
Annexe de l’ouvrage : www2.eclm.fr/livre/politiques-publiques-et-citoyennete-face-aux-nouvelles-formes-dexclusion/
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