Martine Theveniaut

Martine Theveniaut, 66 ans, mère et grand-mère, habite dans l’Aude depuis la fin des années 80.

Historienne du temps présent depuis les années 80, documentaliste archiviste, et sociologue.

J’ai beaucoup appris en classant les archives de personnalités publiques connues, notamment Charles-André Jullien, un des derniers humanistes du siècle dernier. Bien des idées, comme l’anticolonialisme, s’élaborent par le respect mutuel, la différence assumée, la confiance dans les relations et des réseaux sociaux, avant de prendre forme sur la grande scène de l’histoire. J’ai appris en écrivant l’histoire d’institutions publiques (ANPE, ANACT) la force d’inertie, quand une nouveauté se présente, pour que rien de change. À l’analyse selon laquelle l’acteur ne serait, au fond, qu’un agent des systèmes, j’ai préféré l’approche de la psychosociologie clinique «  de l’Acteur et le Sujet » du Centre ESTA, après avoir vérifié par de nombreux entretiens, que « le professionnel est une personne ». Je le rejoins en 1985, Quel que soit le contexte de travail, les personnes se révèlent douées, non seulement de compétences, mais aussi d’une envie de rendre le service pour lequel elles sont payées, comme la reconnaissance de l’utilité sociale de leur activité. Arrivée à ce point de réflexion vers la quarantaine, il m’a semblé prioritaire d’orienter dorénavant mes recherches vers la proposition sociale. Il s’agit d’anticiper les évolutions en meilleure connaissance des tendances à la répétition mais aussi des ressources dont le passé a permis de manifester l’existence dans des situations de crise surmontées par un progrès de conscience collectif.

Quittant Paris pour des raisons personnelles, je m’éloigne de l’illusion « d’un centre » en m’installant dans un cadre de vie rural L’éclairage sur le passé est mis au service de la réappropriation par les acteurs du sens de leurs conduites, et l’augmentation de leurs marges d’autonomie et d’action. J’accorde mon attention aux dynamiques sociales qui portent le projet du changement et se préoccupent de le diffuser par des voies pacifiques: création d’activités, animation du travail en équipe localement, fonctionnement en réseaux affinitaires du local au global. En 2007, je transforme les acquis de cette pratique de la recherche dans un doctorat en sociologie économique au CNAM sous la direction de Jean-Louis Laville. Intitulé « Des inventeurs sociaux pour des territoires à vivre ; Bilan et perspective de trente ans d’une pratique de la recherche au service de l’action ».

Maintenant « en activité de retraitée », j’ai pris le temps d’un « Résumé substantiel » en 2015 dans une perspective de transmission, disponible en français et en anglais sur socioeco.org.

Notre époque nous fait courir le risque majeur de transformations conduites avec une mémoire courte. Les alternances politiques s’accélèrent en même temps que la volatilité des consensus, entraînant des ruptures de continuité dont personne ne semble se soucier. En tant qu’acteurs de la société civile, nous avons appris, à nos frais, que la signature de l’État au bas d’un document ne l’engage pas au-delà de la durée d’une majorité. En dix ans, j’ai assisté aux disparitions, corps et biens, ou au démembrement d’ensembles de recherche qui rendent impossible toute vue d’ensemble et toute évaluation prospective des résultats d’une société civile en construction. C’est le cas, du programme pluridisciplinaire sur « l’apprentissage des adultes peu qualifiés et des nouvelles qualifications » dans les années 90 ; du corpus de la parole praticienne et des propositions sociales exprimées lors des « consultations régionales de l’économie sociale et solidaire » demandant explicitement « le droit de faire » et « mieux d’État » ! C’est aussi le cas des conventions signées pour trois ans par la DIES en 2001. Toutes ou presque ont subi une interruption brutale de leur financement avec la chute du gouvernement en 2002. Même peine pour des centaines de « projets dormants », en réponse à l’appel à projet « Dynamiques solidaires » d’un Secrétariat d’Etat à l’EES qui aura duré moins de deux ans !

Quel est le coût de ce dommage collectif ? La démocratie ne peut pas y gagner et l’innovation sociale est ainsi amputée de ressources élaborées dans la continuité, qui sont des biens communs non appropriables. Alors qu’elles auraient permis de capitaliser, diffuser, démultiplier des apprentissages sociaux et organisationnels dans une continuité d’intelligence des pratiques. On a ouvert ainsi la porte aux affirmations sans preuve, à l’expérimentation perpétuelle pour légitimer de nouveaux découpages ministériels, et le temps passant, aux risques des pires « révisionnismes ».

Si nous-même ne nous préoccupons pas de transmettre les apports de notre génération dans la marche des idées de notre époque, c’est un soin que personne ne prendra à notre place. Ma conviction est que transmettre c’est préparer l’avenir. Dans le vide actuel d’un projet de société, des relations assumées entre générations, cultures du monde, chacun pour sa part et avec son expertise, pourraient fort bien se trouver au départ d’une alternative radicale et pacifique. Telle est la conclusion principale sur laquelle débouche ce parcours de recherche. « Réenchanter le monde », en associant créativité et refus de l’inacceptable, est une espérance raisonnée, pas une promesse que personne d’ailleurs n’est en mesure de garantir.

Arrivés au moment de tourner la page, qui est aussi celle d’une époque, l’association des Pactes Locaux Européens que j’ai eu la chance d’animer depuis son origine en 1998, avec France Joubert, président depuis 2007, et une équipe active de membres volontaires, a été dissoute en 2016, après 20 ans de relations partenariales avec la FPH (bilan disponible sur socioeco.org) et le développement de ses potentiels, de l’informel au formel, du local à l’international en passant par l’Europe. Le partage d’expérience et la production d’une intelligence collective dans le cadre de relations volontaires en réseau, caractérisent la contribution générationnelle de ce Collectif. En cela, promoteur de la voie citoyenne, à sa mesure modeste et tangible de laboratoire, souhaitant contribuer, avec d’autres, à refonder un contrat social viable dans la mondialité.

Le remplacement par des membres plus jeunes n’a pas été possible. Ils ne se sentent pas suffisamment « chez eux » pour réinvestir cet espace citoyen. Nous avons atteint nos limites. Dont acte ! Dans un contexte difficile pour tout le monde, la génération suivante ne nous a d’ailleurs pas attendu pour développer ses propres approches et c’est tant mieux. Il faut savoir fermer une porte pour espérer que de nouvelles fenêtres s’ouvrent.

 

La transmission « entre vifs » est différente du devoir de mémoire qui honore celles et ceux qui ont payé le prix fort la liberté dont notre génération a disposé.

Transmettre, au sens utilisé ici, c’est relier :

Relier c’est relater, raconter une expérience : Je témoigne ici que réaménager des territoires, vivants et vivables, est un choix de vie qui peut accomplir la dimension sociale d’une vie humaine. De ce point de vue, la fin de l’histoire n’est pas écrite, car la vie continue.

Relier c’est aussi passer le relais en créant des opportunités de partage avec la génération qui nous suit ; en mettant à disposition la possibilité d’un bilan avec un regard extérieur pour apporter du grain à moudre au tri dans l’héritage que chaque génération est amenée à faire à son tour ; la possibilité de consulter les archives constituées et organisées sur 30 ans.

Relier, c’est réarticuler ce qui a été disjoint, externalisé, segmenté pour recomposer la vue d’ensemble. Pour ce faire, nous souhaitons que ce bilan puisse servir d’opportunité à un débat ouvert et élargi au-delà des Pactes, au service de la reconnaissance de la citoyenneté active comme une ressource-clé pour des solutions viables et comme un choix éthique, politique et méthodologique pour pacifier le monde de demain. Car le déficit démocratique règne à toutes les échelles territoriales des solutions. Trop de chaînons manquent pour des partenariats beaucoup plus coopératifs, tenant compte des engagements sociaux de chacun.

Relier, enfin, c’est faire nombre, car à toutes les échelles des solutions, coopérer, c’est réaliser que l’union fait la force, que le partage fait grandir et que l’organisation fait l’efficacité.

Martine Theveniaut 4 mars 2017

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